L'impasse
Junot, où j'ai grandi, était une petite rue
située près du Bd National. A la limite de St Mauront
et de St-Lazare, ces deux quartiers populaires pas très
loin du centre-ville de Marseille.
On y côtoyait toutes sortes de gens. Des bourgeois, des
ouvriers, des retraités, des espagnols, des italiens,
(les immigrés de l'époque) .
" L'impasse ", comme nous la nommions, grimpait en
pente douce sur une soixantaine de mètres, puis, elle
se stabilisait et effectuait avec élégance un virage
à gauche et continuait en ligne droite sur une quarantaine
de mètres, pour finir après une légère
courbe, sur une sorte de petit plateau d'évolution d'une
vingtaine de mètres, qui nous servait de terrain de foot
ou de boulodrome selon les jours et les âges. (Ainsi, je
me souviens avoir joué avec mon ami F..., une partie de
pétanque dont l'enjeu était le droit de courtiser
une jeune demoiselle de 12 ans . Nous en avions alors 14. Nous
verrons (peut-être) plus loin comment tout cela a fini.
Au total notre impasse s'étendait
sur la longueur gigantesque de 120 m environ. Comme on peut le
voir, ce n'était pas la rue Paradis; la rue la plus longue
de Marseille, ni même une rue, mais c'était "
la rue ", en un mot notre royaume. Enfants ou adolescents,
jeunes ou moins jeunes, nous y étions chez nous, bien
à l'abri. Comme au centre d'une grande famille. Tout le
monde s'y connaissait.
" L'Impasse " avait
aussi cette particularité de comporter dans sa deuxième
partie, l'amorce d'une minuscule ruelle, que l'humour d'un bureaucrate,
(ça existe, même si c'est rare.) avait nommée
rue " Monte au ciel ". En fait de ciel, cette voie
montante qui comptait deux maisons sur sa gauche et 3 sur sa
droite, vous conduisait en une vingtaine de mètres à
un cul de sac. A cet endroit on avait commencé avant la
guerre,à bâtir une villa dont la construction avait
été interrompue , on ne sait pourquoi. Le bombardement
du 27 mai 1944, avait fini de la réduire à l'état
de ruines; et elle était devenue pour les enfants un lieu
de jeux périlleux et pour les amoureux un refuge discret.
Pour tous elle était " la maison cassée ".
Dans ce qui aurait dû être
le jardin était couché un cylindre de béton
cerclé de fer de plus d'un mètre de diamètre
et de 2 à 3 m de long. D'où venait-il, à
quoi était-il destiné ? J'avoue que jamais nous
ne nous sommes posé la question. Pour nous, enfants, puis
adolescents, il était simplement et de toute évidence,
la demeure d'un doux clochard sympathique " Emile"
avec qui nous venions bavarder des heures entières. L'odeur
particulière de ce lieu et les détails de la vie
de ce curieux personnage ne nous troublaient pas. Emile faisait
partie de l'environnement de notre monde. C'était "
Emile " un point c'est tout.
Le destin l'avait placé là, bien sûr, pour
qu'il nous donne son point de vue sur la société
et participer de la sorte, à notre éducation. C'est
un des nombreux professeurs " hors école " qui
font qu'un petit d'homme, à cette époque grandit,
apprend, déduit et finalement se forme. Cette sorte d'éducation
avait au moins le mérite de la variété.
Chacun rencontrait ou pas son
" Emile ". Cela évitait l'uniformisation que
l'on constate aujourd'hui , où tout un chacun se croit
obligé de ressembler au modèle que nous présentent
la télé ou les autres médias.
Tout cela serait impensable de nos jours tant à cause
de son cortège de déviances que de surprotection
familiale. Celle-ci découlant d'ailleurs de celles-là
. |
Curieusement on passait du n°4
au n°12. Les 6 et 8 ayant été remplacés
par une sorte de petit terrain vague muré, qui servait
de débarras à un ferrailleur, dont nous reparlerons
plus loin. (moi du moins).
Le côté pair de la partie montante se terminait
au n° 12. C'était la maison de tous les mystères.
D'abord, au ras du sol, on apercevait par un soupirail, l'inquiétante
noirceur du laboratoire du photographe " Giuglard "
dont le magasin était situé de l'autre côté
de la maison, au coin de la rue Junot et du bd national.
Après le tirage, pour aérer son
atelier, il ouvrait le " fenestron " comme on dit en
Provence, et on pouvait voir nager dans la cuvette de rinçage,
les portraits des jeunes mariés (les novis ) ou des premiers
communiants qu'il avait pris en photo la veille.
Mais cet immeuble avait un deuxième attrait
encore plus mystérieux : un escalier en colimaçon
qui débouchait comme par miracle, sur le bd National.
Formidable raccourci, qui nous évitait de " descendre
" l'impasse et la rue Junot lorsque nous étions en
retard pour aller à l'école, ou, ce qui était
plus courant, lorsque nous avions un peu trop traîné
et qu'il fallait arriver à la maison avant l'heure du
repas.
Bien sûr les habitants de l'immeuble
n'aimaient pas beaucoup nous voir passer par ce chemin. Ils fermaient
donc parfois, ou bien la grille qui menait à l'escalier,
ou bien le couloir qui débouchait sur le boulevard. C'était
alors , selon le sens d'où l'on venait, une sorte de pile
ou face : soit les issues étaient libres et on avait gagné
du temps, soit l'une d'elle était close et il fallait
faire demi-tour.
Quand on y accédait par le bd National, on entrait par
une petite porte pas très haute, dont la peinture autrefois
beige s'écaillait et se décolorait au fil des ans.
Débutait alors, un petit escalier sombre et étroit,
éclairé seulement par un il de buf
situé à mi chemin. On le gravissait en silence
comme si on s'attendait à chaque instant à être
surpris par un ennemi . Je n'ai pas souvenir d'avoir une seule
fois, rencontré quelqu'un dans cet escalier, mais l'idée
seule de nous faire surprendre au cours de ce passage que nous
savions plus ou moins licite, suffisait à nous mettre
en émoi. Lorsqu'on atteignait le haut de l'escalier, c'était
le suspense : la grille sera-t-elle ouverte ou fermée?
Si elle était close, alors on repartait avec la désagréable
impression d'avoir été pris au piège et
le retour par les escaliers nous donnait la sensation de nous
jeter dans la gueule d'un loup hypothétique. Mais la plupart
du temps elle était ouverte. On débouchait alors
juste en face le commerce de vin " Mugnani ". Ce négociant
grossiste, vendait bien sûr aussi au détail. J'aimais
bien venir avec une ou deux bouteilles, acheter le vin de la
table familiale. On avait le choix entre trois qualités
: le 9degrés, le 10 degrés et le Mostaganem, vin
d'Algérie qui n'osait pas annoncer ses 11 à douze
degrés. C'était évidemment le meilleur,
mais c'était aussi le plus cher et on n'en achetait que
de temps en temps Il faut dire qu'à cette époque,
le vin était considéré comme un fortifiant
par les mamans. Ainsi, la mienne me servait-elle à la
fin du repas de midi, un verre de vin dans lequel elle dissolvait
deux ou trois grains de sucres. Dieu seul doit savoir quelle
a été l'influence de ce régime sur mon organisme
ou sur mon psychisme. Je le lui demanderai en temps et lieux.
Cela dit, j'admirais la dextérité
et la force de Mr Mugnani qui s'emparait avec une facilité
étonnante d'une grosse bonbonne de 20 litres et remplissait
la bouteille au moyen d'un entonnoir dans lequel se formait une
mousse rose d'où s'envolait le parfum de l'alcool . Cette
odeur , déjà légèrement enivrante,
se répandait jusqu'à l'extérieur portée
par la fraîcheur du local qui était une sorte de
garage sans fenêtre. La seule grande entrée pour
la voiture comme pour les clients donnait au nord, ce qui faisait
que le soleil n'y pénétrait jamais. C'était
la cave idéale pour les vins contenus dans les cuves situées
au fond du magasin.
Ma petite enfance a gardé de ce commerce deux souvenirs
contradictoires . Le premier, très désagréable,
est celui d'un chien loup, tout noir, nommé Moulouk. Cet
animal imbécile dormait sur le siège avant de la
camionnette servant au transport des bonbonnes. Il terrorisait
tous ceux qui passaient un peu trop près du véhicule,
en jaillissant brutalement à la fenêtre de la portière
. Parfois il nous courait après lorsque nous jouions "
aux cow-boys et aux indiens ". Par deux fois des copains
ont été mordus, dont un, Noël, avait subi
une morsure à la cuisse nécessitant la pose de
points de sutures. Mon père, homme calme s'il en était,
me disait souvent : " S'il te mord, je le tue ! " Et
je crois qu'il l'aurait fait ; mais Moulouk , s'est toujours
contenté d'aboyer après moi sans plus, montrant
par là, une prémonition intuitive digne de son
appellation de chien policier,.
Le deuxième souvenir est plus agréable. Les opérations
d'entretiens et de désinfection des tonneaux nous passionnaient
.
Régulièrement, le patron, Roger Matra(que j'appelais
Mugnani du nom de son beau père), sortait les barriques
en les faisant rouler comme des cerceaux.
L'opération était déjà en elle-même
très spectaculaire . La force, l'adresse, la rapidité
de la manuvre nous étonnaient toujours. Car chaque
barrique devait mesurer près d'un mètre et demi
de haut pour 1 mètre de diamètre: c'est à
dire qu'elle pouvait contenir entre 3 ou 4 hectolitres de vin
. Venait alors l'opération " satanique " du
soufre brûlé :pour désinfecter le tonneau,
Roger Mugnani allumait des bandes de soufre qu'il faisait tomber
ensuite dans la barrique. Cette odeur nous paraissait délicieusement
agressive.
Enfin, les tonneaux, rangés le long du mur, se transformaient
en lieu d'escalade et d'acrobaties. On y grimpait dessus ,on
sautait de l'un à l'autre , on en redescendait d'un bond,
on s'y dissimulait entre deux, bref, c'était pour pas
cher, des jeux d'enfants merveilleux que les technocratiques
normes européennes ne tolèreraient certainement
pas de nos jours. Si l'un d'entre nous en tombait et se blessait,sa
famille ne pensait pas à porter plainte ou à reprocher
la chose au commerçant. Nous étions les seuls responsables
de nos actes. Il n'y avait pas écrit sur les barriques
"terrain de jeux" . Donc si nous les avions prises
comme tel, c'est nous qui avions tort.
Et c'était vrai!
Le personnage qui régnait sur tout cela était un
homme pas très grand , mais trapu et solide comme un roc.
Il fallait l'être pour manuvrer de tels poids.
La dernière image qui me reste de lui, m'est assez mélancolique
car liée à un chagrin d'amour d'adolescent. J'y
reviendrai plus loin. (Encore une fois, moi du moins.).
Je m'aperçois que ma mémoire vient de me faire
parcourir " ma rue dans le sens où je la gravissais.
C'est à dire à droite en montant, du côté
des numéros pairs. Mais l'autre côté, du
numéros 1 au N°9, est aussi marquant dans mon esprit.
Le N° 1 d 'abord. Vaste et complexe immeuble doté
d'un jardin suspendu puisque situé au niveau du 1er étage.
Dans ce jardin un arbre faisait notre bonheur : un magnifique
néflier nous donnait l'occasion de nous amuser tout en
ayant l'impression de réaliser une bonne affaire. En effet
la saison venue, nous demandions sur l'air des lampions, au propriétaire,
Monsieur Olivier, " Monsieur donnez nous des nèfles
" ! Ce qu'il faisait bien volontiers étant donné
l'abondance de ces fruits. Ce monsieur était, en outre,
le père d'un très jolie jeune fille aux yeux bleus
et aux cheveux blonds coupés courts et toujours bien coiffés.
Elle se prénommait Annie.
Nous l'admirions tous car elle nous était aussi innaccessible
que jolie. Elle se destinait à être institutrice.
Et on enviait déjà les élèves chanceux
qui allaient avoir une si jolie maîtresse. Nous n'osions
pas lui parler car elle avait bien 18 ans quand nous n'en avions
que 10 ou douze. Fossé alors infranchissable du temps:
Nous ne savions pas que ce fossé se comblerait de lui
même au fil des années. L'enfance n'imagine pas
demain, et a déjà oublié hier. Elle ne connaît
que le présent, lui même d'ailleurs très
fugace. J'aimerais bien la revoir aujourd'hui.
C'est dans cet immeuble que viendra plus tard
en vacances une famille de " pieds-noirs " d'Alger.
Du début des années 50, jusqu'à la fin de
la guerre d'Algérie, ils seront là tous les étés
ou presque. C'est par eux que j'ai compris la souffrance des
rapatriés. L'Algérie , c'était leur patrie
au même titre que les arabes, les kabiles ou les berbères.
Simple fonctionnaire dans un hôpital, Mr Grubert n'avait
rien du colon arrogant , profiteur ou raciste des caricatures
politiques. Lui , sa femme et ses trois enfants : Jacques, Georges,
et Mauricette, souhaitaient seulement vivre en paix, dans ce
qui était (et reste) leur patrie ,tout bêtement.
Mais les idées des uns , les actions des autres et la
bêtise humaine en général, en ont décidé
autrement.
L'Algérie est " indépendante ", les Algériens
sont-ils plus heureux sans les milliers de Grubert, Hernandez,ou
autres; on peut en douter en voyant l'actualité.
Le N° 3 était un autre immeuble
bizarre composé de deux parties séparées
par une sorte de cour interne. La partie donnant sur l'impasse
se résume pour moi à deux appartements : celui
du 3e étage, occupé par Me Bistagne, une dame âgée,
colérique et peu patiente envers le bruit que nous faisions
en jouant dans la rue avec nos carrioles à roulement à
billes, et le 1er étage où vivait une famille d'espagnols
ayant fui Franco . Cette famille comptait 7 enfants dont 3 ont
marqué un peu plus ma vie : Fernand mon complice d'adolescence,
du même âge que moi, Gaby un peu plus âgé
(2 ou 3 ans) par qui je connaîtrai un peu plus Georges
Brassens et Marie, jolie et sérieuse jeune fille qui travaillait
dans le même atelier de confection que ma mère et
dont quelques années plus tard je retrouverai le fils
dans la classe de cm2 où j'enseignais alors.
Les maisons suivantes,
le 5 et le 7 présentaient la même caractéristique
que le N° 1. Comme elles avaient été bâties
sur une butte, elle bénéficiait d'un jardin situé
à la hauteur d'un 1er étage. Dans la 1er vivait
les familles Curnier et Guinlet. Me Curnier maman de deux garçons
Roland et Christian, avaient deux soeurs , célibataires
toutes deux qui tenaient un petit kiosque à journaux au
coin de la Rue Hoche . Pour augmenter la vente de journaux, elles
prenaient des abonnements payables a posteriori . Eh oui, elles
livraient les journaux d'abord et on les payait ensuite!
Tous les matins, elles faisaient la tournée des maisons
de l'impasse avec un sac à provisions rempli de journaux
qu'elles mettaient dans les boites aux lettres respectives. Le
Provençal, Le Méridional, La Marseillaise, elles
ne se trompaient jamais. Mais que ce travail devait être
dur , l'hiver dans le vent et la pluie.
Leur kiosque m'a laissé de merveilleux souvenirs . Le
jeudi matin, je me revois partir en courant de chez moi. Mes
jambes étaient des chevaux et chacune avait un nom. Je
suivais la rue Junot, puis je remontais la rue Hoche au grand
galop. Chaque commerce m'était connu : L'épicier
Pelissier, Eaumage le marchand de vin, Rose la marchande de légumes
le " bazar du gagne petit " aux mille merveilles, la
charcuterie puis encore un marchande vins et liqueurs (Piampiani)et
enfin et j'arrivais au kiosque.
- "L'intrépide" est arrivé ?
- Oui .Attends
Elle cherchait alors dans la pile de magazines située
derrière elle. Le kiosque était si exigu, qu'une
fois assise, elle ne pouvait plus faire d'autres mouvements que
se tourner. Les journaux d'enfants étaient nombreux :
coq hardi, Vaillant, Bayard, Tarzan, Fantax ..., et j'en passe.
-Voilà
-
Merci
Et je repartais sans payer car comme beaucoup de clients nous
payions le tout en fin de mois. Journaux, illustrés, programme
radiophonique. Ce n'était pas beau ça?
Je quittais alors le monde du réel pour entrer dans celui
des héros de mon enfance.
J'allais enfin savoir comment Tarzan, que j'avais quitté
la semaine passé enterré jusqu'au cou et la figure
enduite de miel, allait pouvoir se sortir de ce piège
mortel. Je sais qu'il s'en est sorti mais je ne me souviens plus
comment. On me le pardonnera sans doute !
Les 3 mousquetaires du maquis, Placid et Muzo venaient à
leur tour me faire vivre dans un pays de rêves. Plus tard
viendraient les BD de "grands" (pas d'adultes) :Le
Fantôme du Bengale,Mandrake, Big Bill le Casseur, Red Rider
et j'en passe. Avantages de ces histoires: on lisait. Des bulles
certes, mais on lisait. On imaginait aussi ce qu'on ne voyait
pas. Ce monde irréel n'était pas un monde virtuel.
Même si parfois on se surprenait à rêver être
Zorro , on revenait vite dans notre monde. J'ai bien peur que
les jeux vidéos d'aujourd'hui aient un effet inverse:
pas de lecture, pas d'imagination, un échappatoire à
la vie réelle . J'ai très peur pour mes petits
enfants. J'espère que l'avenir me contredira.
A suivre.... |