Un petit bonheur

 

 Il pleuvait fort sur la grand-route
Ell' cheminait sans parapluie
J'en avais un, volé, sans doute
Le matin même à un ami
Courant alors à sa rescousse
Je lui propose un peu d'abri
En séchant l'eau de sa frimousse
D'un air très doux, ell' m'a dit " oui ".

Un p'tit coin d'parapluie
Contre un coin d'paradis
Elle avait quelque chose d'un ange
Un p'tit coin d'paradis
Contre un coin d'parapluie
Je n'perdais pas au change, pardi !

Chemin faisant, que ce fut tendre
D'ouïr à deux le chant joli
Que l'eau du ciel faisait entendre
Sur le toit de mon parapluie !
J'aurais voulu, comme au déluge
Voir sans arrêt tomber la pluie
Pour la garder, sous mon refuge
Quarante jours, quarante nuits.

Un p'tit coin d'parapluie
Contre un coin d'paradis
Elle avait quelque chose d'un ange
Un p'tit coin d'paradis
Contre un coin d'parapluie
Je n'perdais pas au change, pardi !


Mais bêtement, même en orage
Les routes vont vers des pays
Bientôt le sien fit un barrage
A l'horizon de ma folie !
Il a fallu qu'elle me quitte
Après m'avoir dit grand merci
Et je l'ai vu', toute petite
Partir gaiement vers mon oubli

Un p'tit coin d'parapluie
Contre un coin d'paradis
Elle avait quelque chose d'un ange
Un p'tit coin d'paradis
Contre un coin d'parapluie
Je n'perdais pas au change, pardi !

(cliquez ici si vous voulez l'écouter)

Comme elle est jolie cette chanson du père Brassens, pardon de Tonton Georges puique le poète n'a jamais eu d'enfant. Il le disait d'ailleurs avec humour :

Quant à moi qui malgré des tas
De galipettes de fadas
N'ai point engendré de petit
Je n'ai pas pu faire d'abrutis....



Oui bien jolie et pas démodée du tout ,du moins en ce qui concerne le plaisir de l'écouter. Car pour le reste les temps ont bien changé. Enfin tout au moins en apparence ,ainsi que le prouve cette petite histoire .
Elle va bientôt avoir 16 ans et fréquente le collège d'enseignement technique de la belle de mai . Il vient d'en avoir 17 et suit les cours de la classe de seconde au collège Victor Hugo.
16 ans , 17 ans ... c'est l'âge des rêves, des découvertes, des enthousiasmes. Là est la différence de nos jours .Les découvertes ont eu lieu bien avant. Mais les rêves et les enthousiasmes eux, sont sûrement restés les mêmes.
Les interdits et les techniques aussi ont bien changé. Se rencontrer entre garçons et filles était toute une histoire ; quant à communiquer ,un vrai casse-tête chinois . Mais justement tout cela faisait qu'il suffisait de peu de chose pour se sentir heureux. Pour éclairer toute une journée d'une lumière presque divine il suffisait de quelques minutes le matin au moment de partir pour l'école.
Lui a remarqué, tout à fait par hasard, que Elle, partait au moment où finissait la première chanson de l'émission matinale de radio de Marseille-provence.
Ah! quelle bénédiction que le "conducteur"* d'une émission radio : 7h15 indicatif musical, puis premières informations ,7h30 moment de détente avec une chanson .7h35 reprise des sujets... mais lui s'en moque bien . Il sait qu'il a une chance de la croiser s'il descend à ce moment là.
D'un autre côté ,on peut trouver quand même curieux qu'elle parte aussi à cette même heure. Juste après la chanson . Peut-être le fait-elle exprès, qui pourrait le dire aujourd'hui? Toujours est-il que la rencontre se fait en général au sortir des couloirs. Parfois elle se fait un peu plus loin, car la chanson n'a pas la même durée chaque jour . Et si elle est trop longue, ni lui ni elle, ne peuvent trop attendre car la distance jusqu'au collège ne change pas ,hélas . Certains jours de tristesse la rencontre n'a pas lieu:manque de coordination! Journée lugubre.
Alors regardons les, un jour de chance . Le jour où ils sortent ensemble de leur immeuble respectif. Ils vont bénéficier de la plus grande distance possible pour marcher tranquillement côte à côte , comme la chose la plus naturelle qui soit et pourtant...
Il n'y a encore rien eu entre eux. Nous sommes en 1955. Mettre au grand jour un sentiment d'amour entre adolescents est interdit. Un peu comme les amours adultères chez les "grands" finalement .
Comme le chante Leny Escudero, à Malypense , "Nous devions nous cacher pour nous aimer" .(cliquez ici,si vous voulez l'entendre )
Et pourtant si on les regarde avec le coeur ("car l'essentiel est invisible pour les yeux")on va voir une trainée de bonheur qui marque leur sillage, comme l'écume marque le chemin suivi par le bateau .
Pudiquement côte à côte, ils descendent l'impasse, suivent la rue Junot. Parfois,ils prennent au passage une amie, mais pas toujours (heureusement pense-t-il).
La conversation est banale. tellement banale qu'on pourrait la reproduire presque au mot à mot alors que justement tous ces mots ont été oubliés, effacés sur l'ardoise du temps par le chiffon des années . Et d'ailleurs pourquoi les reproduire , le bonheur ne tenait qu'en la présence de Lui, et la présence de Elle.
Après la traversée de la rue Hoche, c'est la rue de Crimée. la partie la plus longue de la route du bonheur. le pas ralentit un peu, car déjà, à regret apparait le boulevard de Strasbourg .Les chemins qui vont vers des pays différents sont là.
Il a fallu qu'elle me quitte en me disant ... Allez salut, bonne journée et à demain ...peut-être
Et il la regarde partir gaiement vers sa vie à elle, avec ses copines.
Elles parleront peut-être de ce court moment de bonheur. mais peut-être pas.
Lui n'en parlera jamais. Son jardin secret il ne l'a jamais dévoilé à personne au collège. Seul son ami Gérard sera en partie dans la confidence. Mais il attendra avec impatience le lendemain ,après la première chanson pour partir sur le chemin du bonheur. Petit bonheur ,pur, fragile, éphémère mais bonheur quand même. Tant et si bien que pour en gouter le plus possible, LUI quelques fois se fera mettre en retenue juste pour pouvoir la rencontrer le jeudi, jour où il n'avait pas cours .

Il m'a été raconté que,dernièrement, un vieux monsieur suivait de ce même pas le même chemin. L'oeil brillant et un peu humide il semblait parler à une ombre qui aurait marché à côté de lui. Mais je n'arrive pas à me rappeler quelle est la personne qui m'a raconté cela.
J'ai peut-être rêvé. Allez savoir.

* On appelle "conducteur" le plan minuté de l'émission.

 

Retour à l'accueil général